CHAPITRE IX
De retour chez moi, je constate qu’Eric a repris conscience. Les poignets et les chevilles solidement ligotés, bâillonné par un morceau de ruban adhésif, il s’est quand même débrouillé pour se tortiller jusque dans un coin de la chambre, où il est à présent assis. Je m’approche de lui, une seringue à la main, et il écarquille les yeux, visiblement terrifié. Difficile de lui en faire le reproche… Tandis que je m’agenouille à côté de lui, je passe la main dans ses cheveux, mais en le sentant qui tremble sous mes doigts, je cesse aussitôt.
— Je suis désolée, Eric. Pour moi non plus, ce n’est pas facile. J’aimerais t’expliquer ce qui se passe, mais c’est impossible. Tout ce que je peux te promettre, c’est que tu ne vas pas mourir. Je te le jure, Eric, je t’en donne ma parole. Mais je suis obligée de te garder ici pendant quelques jours. J’espère que ce sera le moins longtemps possible. Et pendant ton séjour ici – je t’en prie, garde ton calme –, je vais te prendre un peu de sang.
La dernière phrase ne passe pas. Eric me fixe avec des yeux exorbités, et je crains un instant qu’ils ne jaillissent de leur orbite. Secouant violemment la tête, il fait mine de vouloir s’enfuir en rampant, mais je le retiens.
— Chut… Tu vas voir, ce n’est pas aussi terrible que ça en a l’air. Les aiguilles sont neuves, et j’ai autant d’expérience que la plupart des médecins. On peut perdre un peu de sang sans mettre en danger sa santé, tu sais.
Les mâchoires d’Eric s’agitent vigoureusement, et je n’ai aucune difficulté à comprendre ce qu’il cherche à exprimer.
— Si je retire le bâillon, tu me promets que tu ne vas pas te mettre à hurler ? Parce que si tu hurles, je serais obligée de te faire taire, et je ne voudrais pas l’esquinter plus que nécessaire.
Eric se hâte de hocher la tête.
— D’accord. Mais souviens-toi : au premier cri, je l’assomme.
Je retire le ruban adhésif. Aïe !
À grandes goulées, Eric reprend son souffle.
— Qui êtes-vous ? gémit-il, pitoyable.
— La question est intéressante, tu as raison de la poser. Je ne m’appelle pas Cynthia Rhodes, si c’est ce que tu voulais savoir, mais je suppose que tu l’avais déjà compris.
Je m’interromps quelques secondes, avant d’ajouter :
— Je suis simplement une inconnue croisée dans un parc.
— Qu’est-ce que vous allez faire de moi ?
— Je te l’ai dit : je veux ton sang. Un peu de ton sang.
— Mais pourquoi voulez-vous prendre mon sang ? s’écrie-t-il.
— C’est une histoire trop longue pour que je te la raconte, lui dis-je en lui tapotant l’épaule. Contente-toi de savoir que j’en ai réellement besoin, et que tu sortiras vivant de cette drôle d’aventure.
Les yeux fixés sur ses jambes, Eric a du mal à respirer, et il offre un spectacle si pitoyable que j’en ai le cœur brisé.
— Vous m’avez cassé le genou, il faut que je consulte un médecin.
— Désolée. Dans quelques jours, tu verras tous les médecins que tu veux, mais d’ici là, tu vas rester ici, dans cette pièce. C’est ici que tu vas manger et dormir, et tu pourras même te servir du cabinet de toilette que tu vois là-bas. Si tu te montres coopératif, je te laisserais l’utiliser de temps en temps. En fait, si tu te tiens vraiment tranquille, je ne serais même pas obligée de te ligoter, et tu pourras te promener à ta guise dans la chambre, et même lire et écouter de la musique. Mais je te préviens, j’ai l’intention de barricader toutes les fenêtres, et si tu essaies de t’enfuir, tu t’en repentiras, crois-moi.
Eric n’est pas très vif.
— Vous me tuerez ?
Gravement, je hoche la tête.
— Je te tuerai lentement, Eric, en te vidant progressivement de tout le sang qui coule dans tes veines. Ce n’est pas une agonie très agréable. Alors, un bon conseil : pas d’embrouilles.
Gentiment, je lui ébouriffe les cheveux.
— Et maintenant, tends les bras vers moi, et ne bouge plus.
Eric cherche à se dérober.
— Non !
— Ne crie pas.
— Non !
Du tranchant de la main, je le frappe à la base du nez, ce qui le calme instantanément. Tandis qu’il tente de reprendre ses esprits, je colle à nouveau sur sa bouche le morceau de ruban adhésif, et je prends son bras. En quelques secondes, je place le garrot. Eric a des veines énormes, et bien saillantes. Avant qu’il n’est le temps de réagir, je plante une aiguille dans l’une d’elles, et je regarde la seringue se remplir d’un rouge et épais.
Me penchant sur lui, je lui chuchote à l’oreille : N’essaie pas de me résister. Si tu m’obliges encore à te frapper, ce ne sera plus au visage, mais dans une partie de ton corps qui est nettement plus fragile. (Je tire sur le lobe de son oreille.) Pigé ?
Fixant la seringue, il me fait signe qu’il a compris.
— Finalement, je crois que tu es un jeune homme raisonnable.
Tout en l’embrassant sur la joue, j’ajoute :
— Dis-toi que tout ça n’est qu’un cauchemar qui sera bientôt fini.
Quand je lui apporte le sang que j’ai transvasé dans un flacon, Kalika se trouve dans le salon, où elle m’attend en compagnie de Ray. Entre ses mains, un livre. Pensant qu’il s’agit de l’un de ceux que je lui ai achetés récemment, je m’assois sur la moquette, à côté d’elle, et je m’aperçois que je fais erreur. Kalika est en train de feuilleter un livre d’anatomie, qui se trouvait déjà dans la maison quand nous sommes arrivés. Je ne lui demande pas si elle comprend ce qu’elle lit, parce que j’ai peur qu’elle me réponde par l’affirmative. En apercevant le flacon de sang, ses grands yeux bleus s’éclairent, et elle tend les mains vers moi.
— Faim ! crie-t-elle.
— C’est tout ce que tu as pris ? me demande Ray. Kalika a attendu toute la journée…
— Moins je prélève de sang, plus souvent je peux recommencer, dis-je en donnant le flacon à Kalika, et curieuse de savoir si elle remarquera la différencié entre mon sang et celui d’Eric. Va-t-elle accepter de la boire ? Mes doutes sont rapidement dissipés : elle avale le tout en quelques gorgées, et me rend impatiemment le flacon désormais vide.
— Faim ! répète Kalika.
— Je te l’avais dit, dit Ray. Il faut lui donner un demi-litre de sang, au moins.
J’observe Kalika, qui soutient mon regard, et une sensation étrange m’envahit. Il y a dans les yeux de ma fille une froideur évidente, mais aussi une intensité peu commune. Les Occidentaux, qui ne connaissent rien aux dieux védiques, comprennent rarement la véritable nature de Kali, ou Kalika. Pour la plupart, ce n’est qu’une déesse ombrageuse assoiffée de sang, le symbole de la mort, mais cette définition est trop superficielle, et je n’aurais jamais donné à ma propre fille le nom d’un monstre dépourvu de la moindre vertu.
En fait, Kali est noire, mais c’est parce qu’elle représente l’espace, l’abîme cosmique, ce qui précédait la création du monde et qui lui survivra. Le collier de crânes qu’elle porte autour du cou symbolise l’intérêt qu’elle porte aux âmes défuntes, pas seulement pendant leur réincarnation terrestre, mais également quand leur vie s’achève. Même le bûcher funéraire sur lequel elle est assise représente métaphoriquement tous les péchés qu’elle réduit en cendres – quand elle est contente et qu’elle en a envie. Kali est la déesse de la destruction, c’est vrai, mais elle détruit également le mal et, en Inde, de nombreux saints l’ont adorée parce qu’ils voyaient en elle l’être suprême.
Et ces mêmes saints disent qu’il est facile de s’attirer ses grâces – à condition d’être prudent.
Les yeux fixés sur ma fille, je pense soudain à Krishna.
Mais Krishna, lui, dispose de l’amour comme de l’Infini.
Kalika n’a jamais été une enfant affectueuse.
Sur sa joue, une petite tache de sang.
Faim, Maman, dit-elle doucement.
En soupirant, je prends le flacon et je retourne dans la chambre. Surpris de me voir de retour aussi vite, il commence à paniquer. Tout en lui assurant qu’il ne va rien sentir, je suis forcée de le frapper à nouveau pour qu’il se tienne tranquille, et je me déteste d’être aussi cruelle. D’ailleurs, je déteste aussi Krishna, qui m’a fourrée dans cette situation, mais je sais qu’il est inutile de haïr Dieu : c’est comme hurler à la lune. La lune n’a pas d’oreilles, elle est trop loin pour entendre quoi que ce soit, et elle se contente de luire dans la nuit. Quant à moi, je dois me contenter de vivre jusqu’à ce que la mort vienne frapper à ma porte, ou que ma propre fille décide de s’en prendre à moi. Dans quelques jours à peine, elle sera tout à fait capable de me tuer, je n’en doute pas un seul instant.